Conduite par le ministère des Affaires sociales, la responsable de ce département, Prisca Koho-Nlend, donne ici les contours et les enjeux de cette opération en cours, visant à permettre, à terme, d'intégrer ces compatriotes dans le circuit des ''prestations sociales qui leur sont offertes et garanties par l’État''.
L'Union : Madame le ministre, vous venez de lancer une vaste opération d'identification des Gabonais apatrides. Pourquoi une telle opération ?
Prisca Koho-Nlend : L’importance de cette opération est dictée par un triple contexte. D’une part, les obligations du Gabon par rapport à la ratification des instruments juridiques internationaux dédiés à la problématique de l’apatridie, notamment la Convention sur les droits des enfants (CDE) ; d’autre part, les priorités gouvernementales pour la résolution de ce phénomène et enfin, les opportunités d’action offertes par la crise sanitaire actuelle, qui en limitant les mouvements de masse, facilite la fixation des populations dans leurs localités pour mener à bien les opérations de régularisation des personnes apatrides.
De quels instruments disposez-vous pour mener à bien cette campagne ?
Le phénomène d’apatridie est assez bien renseigné et documenté au Gabon par diverses études et enquêtes sociales, notamment les Recensements généraux de la population, l’Enquête démographique et de santé (EDS) de l’année 2000, le rapport UNGASS de 2007 et de 2010, etc. Par conséquent, le ministère des Affaires sociales et des Droits de la femme (MASDF) avait une idée précise de la tâche à entreprendre qui touche quelques dizaines de milliers de nos compatriotes, les privant ainsi de citoyenneté, d’éducation et d’accès aux dispositifs de protection sociale.
En combien de phases se décline-t-elle ?
En deux phases, en tenant compte des priorités de l’action gouvernementale. La première tient en la modification du cadre juridique pour prendre en compte la situation géographique des déclarants des naissances selon, notamment, leur éloignement de l’officier d’état civil. C’est ce qui a été décidé en session du Conseil des ministres du 23 mars 2021 et a entraîné, en septembre 2021, une modification du Code civil en ce qui concerne les délais de déclaration des naissances passant de trois jours à deux semaines pour les communes et 30 jours pour les autres cas. La seconde phase concerne les opérations de régularisation qui, pour des besoins d’efficacité, s’organisent en un guichet unique faisant intervenir les collectivités territoriales engagées dans la résolution de la problématique.
Comment devrait fonctionner ce guichet unique ?
Le principe de fonctionnement du guichet unique est assez simple : l’identification et la collecte des dossiers des personnes apatrides se font par le MASDF qui les transmet au ministère de la Justice pour l’établissement des jugements supplétifs. Ces jugements sont ensuite transmis aux mairies et préfectures via le ministère de l’Intérieur pour leur transcription en actes de naissance. Enfin, les actes sont renvoyés au MASDF pour faciliter l’enrôlement des bénéficiaires à la Caisse nationale d’assurance maladie et de garantie sociale (CNAMGS) afin d’accéder aux prestations sociales qui leur sont offertes. En ce qui concerne le ministère de la Santé, il intervient pour la délivrance des certificats d’âge apparent aux fins de renseigner des dates présumées de naissance. Nous notons comme innovation majeure pour cette édition, l'identification des adultes, c'est-à-dire des Gabonais âgés de 21 ans et plus.
Quelles en sont les raisons ?
Selon la Convention de New York, qui donne la définition juridique internationale de l’apatride, toute personne qu’aucun État ne considère comme son ressortissant par application de sa législation, est apatride ou en situation d’apatridie. Ainsi il est plus judicieux de parler en termes de spectre de l’apatridie, car cette situation touche toute personne n’ayant pas d’acte de naissance, de l’enfant à l’adulte. Par conséquent, dans le souci de réduire ce phénomène au Gabon, le MASDF a été chargé de procéder à l’identification de l’ensemble des situations à régulariser sur toute l’étendue du territoire, sous réserve d’éligibilité des intéressés.
Et sur quels dispositifs se fonde pareille opération ?
En République gabonaise, deux dispositifs majeurs encadrent les opérations d’identification et de régularisation des cas d’apatridie : le Code civil et le Code de nationalité gabonaise. Une lecture croisée de ces textes, qui lient la naissance d’un individu aux conditions d’attribution de sa nationalité d’origine, n’autorise pas l’établissement d’acte de naissance à un enfant dont la mère elle-même ne dispose pas. L’État ne pouvant se déjuger de ses propres lois, il fallait donc opérer un traitement holistique de la problématique, tout en gardant en perspective les très hautes orientations du président de la République, chef de l’État, Son Excellence Ali Bongo Ondimba, qui mène une politique dynamique d’inclusion sociale. Vous avez certainement un seuil à ne pas dépasser au cours de cette opération.
Peut-on avoir le nombre exact d’enfants apatrides à identifier pour cette nouvelle phase ?
Il n’y a pas de seuil en ce qui concerne l’identification. Elle nous permet de connaître avec précision les situations d’apatridie dans notre pays. De ce fait, l’appel est lancé à toutes les personnes se trouvant en situation d’apatridie à se faire connaître auprès des mairies ou des préfectures de leurs localités pour lancer la procédure de régularisation. C’est une opération d’envergure que mène le gouvernement conduit par Madame Rose Christiane Ossouka Raponda, en vue de régler définitivement le problème et de faciliter l’accès de l’ensemble de nos compatriotes aux prestations sociales qui leur sont offertes et garanties par l’État.
Madame le ministre, vous n'êtes pas à votre première opération du genre. Quel bilan faites-vous des précédentes éditions ?
En 2010, le ministère chargé de la Prévoyance sociale, via la Direction générale du bien-être (DGBE), avait lancé en partenariat avec le Fonds des Nations unies pour l’enfance (Unicef) un prérecensement dans les provinces de l’Estuaire, du Moyen-Ogooué, de la Nyanga et de la Ngounie. Quelque 9 552 cas avaient été recensés. Puis, en 2014-2015, dans le cadre de la mise en œuvre du projet " Enfants sans actes de naissance ", l’opération s’est poursuivie et a permis l’identification, pour la seule province de l’Estuaire, de 15 115 cas d’apatrides. Parmi ces 15 115 cas recensés, 14 813 étaient éligibles à la régularisation. Les dossiers ont été progressivement transmis au ministère de la Justice depuis 2018.
Où en sommes-nous aujourd'hui ?
Le ministère de la Justice a produit 10 953 jugements supplétifs. Le ministère de l’Intérieur a transcrit 7 629 jugements supplétifs en acte de naissance. Les opérations de transcription se poursuivent. Une campagne d’enrôlement de tous les bénéficiaires à la CNAMGS sera organisée au terme des transcriptions en cours. Un tour d’horizon des autres provinces nous donne : - Pour le Haut-Ogooué : 1 068 cas identifiés, 975 jugements supplétifs établis, l’opération de transcription des actes de naissance est en cours ; - Pour le Moyen-Ogooué : prévision de 1 000 actes à établir. L’opération est en attente du lancement officiel ; - Pour la Ngounié : 1 316 cas identifiés. L’opération a été lancée le 23 septembre 2021 et est en cours ; - Pour la Nyanga : 1 100 cas identifiés, 314 jugements supplétifs établis, 314 actes de naissance établis et 23 immatriculations à la CNAMGS ; - Pour l’Ogooué-Ivindo : 708 cas identifiés, 708 jugements supplétifs, 708 actes de naissance établis ; - Pour l’Ogooué-Lolo : 440 cas identifiés. Opération lancée le 19 novembre 2021, en cours ; - Pour le Woleu-Ntem : 1 199 cas identifiés, 388 jugements supplétifs établis. La transcription des jugements supplétifs en actes de naissance est en cours. Les opérations vont se poursuivre selon un calendrier qui sera communiqué par voie officielle dans les toutes prochaines semaines.
Propos recueillis par Sveltana NTSAME NDONG
Libreville/Gabon